Bastien Duclaux veut attaquer Google pour concurrence déloyale devant la Commission européenne. Il nous explique pourquoi dans cette interview..

On l'a appris cette semaine : la société Twenga, qui met en oeuvre le bien connu comparateur de prix, a décidé de mener une action contre Google auprès de la Commission européenne pour concurrence déloyale et abus de position dominante. Twenga avait en effet subi les foudres de Panda, ce qui avait généré deux plans sociaux successifs. Nous avons donc posé trois questions à Bastien Duclaux, son PDG (voir photo ci-dessous), à ce sujet. Voici ses réponses :

- Quel a été le réel impact de Panda sur les différents sites de Twenga ?

L'impact a été très variable, dans l'espace et dans le temps. Il a été nul sur nos sites asiatiques, important sur la version UK, plus modéré sur les autres sites… Mais ce qui est frappant, c'est que chaque nouvelle mouture de Panda produit des effets très variables ! Les dernières mises à jour dites « mineures » (les 2.5.x) ont fait remonter soudain le trafic de certains de nos sites sans que ceux-ci aient été changés : le résultat d'un simple changement algorithmique dit « mineur ».

Globalement, l'impact a été suffisament fort pour remettre en cause nos prévisions de croissance et diminuer nos revenus dans des proportions sérieuses. Nous avons été contraints de supprimer 43 postes sur 130 pour revenir à une situation de profitabilité. Ce passage difficile est derrière nous à présent, et Twenga va bien aujourd'hui. Nos projets actuels intègrent Panda comme une variable parmi d'autres, et les péripéties liées à cet algorithme ne devraient pas influer sur l'avenir à long terme de la société Twenga.

Bref, nous avons une totale confiance en notre capacité à faire levier sur notre plateforme technologique et notre contenu pour conquérir de nouveaux canaux, et délivrer de la valeur à nos utilisateurs et à nos clients marchands. Twenga dispose de l'index de produits et de marchands le plus large du marché. Google profite de sa position pour mettre en avant ses services, et ce problème se révèle beaucoup plus vaste que Panda et ses conséquences. Il est désormais important qu'une concurrence juste et saine soit mise en place sur le marché par les autorités de régulation.

- Acceptez-vous cet impact ? Est-il juste ou injuste selon vous ?

La nouvelle donne introduite par Panda relève de changements dans l'environnement concurrentiel qui avaient été anticipés et intégrés à la stratégie de Twenga. La forme, l'ampleur, et le timing de ces changements n'avaient pas pu être prévus par contre, mais une entreprise du secteur Internet se doit d'être capable de réagir fort et vite face aux évolutions de son environnement. C'est ce que nous avons su faire.

Cet algorithme est-il juste ? Je ne suis pas sûr que dans l'état actuel, tous les sites sont égaux devant Panda : il semble qu'il y'ait des faux positifs, des sites qui sont durement impactés alors même que, de l'aveu de Google, ils n'étaient pas exactement « ciblés » par l'algorithme. Panda est imparfait, semble-t'il, et les multiples changements récents montrent que des ajustements importants sont nécessaires. Donc il y a un problème d'« équité ».

Après, se demander si Panda est « juste » permet de mettre le doigt sur une des contradictions de Google. Un algorithme de classement n'est que le reflet de règles qui sont produites par des humains, qui eux, peuvent être confrontés aux règles de la morale et à nos lois. Or, Google se retranche souvent derrière le fait que les décisions sont prises par des algorithmes pour les justifier. C'est notamment la ligne de défense qu'Eric Schmidt a adopté dernièrement devant la commission du Sénat des Etats Unis, chargée d'examiner une accusation d'abus de position dominante. Je ne suis pas sûr qu'il ait convaincu Mike Lee, le sénateur de l'Utah, qui a clairement accusé Google de « maquiller » ses résultats (« you've cooked it so you're always third »), en s'étonnant de découvrir, à la lecture d'une étude indépendante, que le site de shopping de Google sortait régulièrement parmi les premiers résultats, en troisième position. En fait, les algorithmes sont subjectifs, par essence. Et ceux qui les fabriquent sont responsables des décisions que ces algorithmes prennent.

- Selon vous, Google met-il en avant, au travers de Panda ou d'autres actions, ses propres services en rendant moins visibles certains concurrents ?

C'est évident. Non seulement nous le pensons, mais nous avons décidé de déposer plainte pour abus de position dominante devant la Commission Européenne. C'est un cas très similaire à celui observé dix ans plus tôt avec Microsoft et Internet Explorer. Depuis le mois d'avril, Google Shopping a vu sa part de marché croître de 52% en France. Au Royaume Uni, elle a même cru de 70%. La même évolution peut être observée en Allemagne. Une croissance aussi forte en si peu de temps n'est pas « naturelle », Google profite de sa visibilité unique en Europe pour mettre en avant ses propres services.

Google déclasse et pénalise de manière arbitraire ses concurrents verticaux. Et Google n'applique pas toujours son propre algorithme à ses propres services. Certes, Bing ou Yahoo le font aussi, d'une certaine façon, mais ces comportements ne faussent pas vraiment la concurrence tant leur part de marché est faible. La situation de Google est radicalement différente de ces acteurs puisqu'il détient plus de 95% de part de marché en Europe sur la recherche générale. La conséquence de ces pratiques, c'est que Google est aujourd'hui en passe de devenir le leader du shopping en Europe, voire même en position dominante sur ce secteur, au mépris des règles communautaires. Au risque de diminuer sérieusement la liberté de choix des marchands et des consommateurs, ce qui logiquement devrait préoccuper nos commissaires européens en charge de ces problématiques.

Le même comportement s'observe pour d'autres « verticaux », comme la recherche locale avec Google Places, la recherche de vols avec Google Flight Search, la recherche d'avis sur les restaurants avec le récent rachat de Zagat. Google est clairement passé d'un métier de moteur de recherche à celui d'une plateforme consolidant ses propres sites "éditeurs" directement intégrés à son moteur de recherche.

Au final, de nombreux acteurs sont touchés et au rythme actuel, et au fur et à mesure que Google cherche à pénétrer de nouveaux secteurs générateurs de revenus, le nombre des victimes de ces pratiques ne cesse d'augmenter. Ce problème dépasse largement Twenga, qui est une jeune société d'innovation plusieurs fois primée pour sa technologie et sa croissance internationale : ce que nous souhaitons, c'est d'une part obtenir des décisions contraignantes concernant la recherche universelle de Google, et d'autre part que notre action permette de sensibiliser l'opinion et les pouvoirs publics, et contribue à faire revenir Google à des pratiques plus respectueuses de son environnement économique.

Ce qui nous intéresse, c'est de créer les conditions d'une concurrence saine dans notre secteur, et plus largement, de permettre que l'on revienne à un web plus « neutre », moins soumis aux intérêts particuliers de certaines « global companies » américaines. Pour le moment, ce que l'on observe relève plus de la loi du plus fort et de la politique du fait accompli. Nous espérons clairement que notre action représentera un pas dans la bonne direction. Mais nous sommes lucides, et conscients qu'il faudra une prise de conscience plus large et une vaste mobilisation des acteurs du web et du monde politique pour obtenir certains changements de pratiques.

Bastien Duclaux Twenga
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