Le moteur de recherche Qwant a aujourd'hui 6 ans mais les chiffres ne jouent pas en sa faveur, tardant à décoller au niveau de ses parts de marché dans l'Hexagone et encore plus en Europe. Il est de plus la cible, depuis quelques semaines, d'un tir groupé de la part de la presse française sur plusieurs points sensibles pour lesquels la société se retrouve en première ligne. Il me semblait alors important et intéressant de faire un point le plus objectif et lucide possible sur l'histoire et l'avenir de Qwant, avec le recul nécessaire à la réflexion. Le voici...

 

En février 2013 était officiellement lancé le moteur de recherche Qwant, annoncé dans la presse comme un "Google killer 100% français", une image qui n'était d'ailleurs pas obligatoirement celle que voulait donner l'entreprise au départ. Et ce lancement, il faut bien le dire, fut plus ou moins réussi et m'avait quelque peu laissé sur ma faim à l'époque, sentiment partagé par beaucoup de personnes dans la communauté du SEO et du "Search" en France. Mais j'y reviendrai plus tard… Cela ne m'a bien sûr pas empêché de suivre l'évolution de ce moteur, mois après mois…

Qu'en est-il 6 ans plus tard ? J'ai écrit récemment un article sur la problématique de la mesure (et comparaison) des parts de marché des moteurs de recherche, un sujet assez complexe il est vrai, mais d'une façon générale, il ressortait de cette analyse qu'on pouvait estimer comme fiable un chiffre de parts de marché oscillant entre 0,5% et 1% pour Qwant en France. Et un chiffre tendant quasiment vers zéro pour les autres pays européens.

Ce type de statistique (moins de un pour cent du marché du Search dans l'Hexagone) serait ressentie par n'importe quel observateur comme un échec, surtout après une durée de vie aussi longue (à l'échelle de l'Internet) de l'outil. Certains s'étonneraient même de voir ce moteur encore vivant, alors que d'autres auraient à sa place depuis longtemps fondu les plombs et rejoint le cimetière des éléphants déjà bien garni des moteurs de recherche de la planète, morts dans l'exercice de leurs fonctions.

Page d'accueil du moteur de recherche Qwant. Source de l'image : Abondance

Il me semblait donc intéressant d'écrire un article sur ce moteur, non pas pour tirer sur l'ambulance (ce que bien d'autres font dans les grandes largeurs depuis quelques mois dans la presse spécialisée, mais mon idée n'est pas ici de juger quoi ou qui que ce soit), mais plutôt pour essayer d'apporter un éclairage objectif et lucide, avec le plus de recul possible, moi qui navigue dans le petit milieu des moteurs de recherche depuis le début des années 90 et qui ai vu passer tant de projets, plus ou moins bien ficelés, plus ou moins pérennes. Le but, dans cet article, est avant tout de donner mon avis sur ce moteur en tant qu'observateur passionné du "search" depuis tant d'années.

Je vais donc, dans les paragraphes qui viennent, essayer de donner ma vision, sans animosité, sans haine ni emportement exagéré, mais avec une objectivité que j'espère la plus claire possible.

Une nécessité d'alternative ?

Qwant répond en premier lieu à une nécessité d'alternative dans un domaine où la situation est clairement hégémonique : en France, Google thésaurise de 92% à 95% des recherches sur le Web. La situation est la même quasiment partout dans le monde, et même aux Etats-Unis (si, si…), sauf dans quelques (très peu de) pays : République Tchèque (Seznam), Russie (Yandex), Corée du sud (Naver) et Chine (Baidu), même si ce dernier pays reste très spécifique, de par sa volonté politique d'être un grand intranet. En dehors de ces quelques contrées, le seul concurrent valable au niveau mondial reste Bing, le moteur de recherche de Microsoft qui draine, bon an mal an, entre 3 et 8% de trafic "moteur" sur les sites web, à travers son propre site et ses partenariats (Yahoo!, Ecosia, Lilo, etc.). C'est certes faible, mais loin d'être totalement négligeable. Et Bing est loin d'être un mauvais moteur de recherche. On peut même dire qu'il s'améliore chaque année un peu plus. Mais, à mon avis, son principal problème est de trop vouloir clôner Google, dans son algorithme comme pour son interface utilisateur. On peut comprendre la démarche, mais, selon moi, elle n'aide pas à gagner de nouveaux aficionados, étant plutôt vouée à ne pas voir trop d'internautes partir chez le voisin de Mountain View et donc à ne pas changer leurs habitudes.

Ceci dit, Bing constitue une réelle et claire alternative à Google, sans aucun doute. Y a-t-il de la place pour un troisième acteur ? A mon avis oui, mais ma conviction a toujours été que cela n'était possible qu'au sein d'un pays unique, pas d'un continent. Et encore plus au niveau de l'Europe, où on retrouve tant de pays, de cultures, d'histoires, de langues, d'antagonismes différents. Vouloir faire un moteur européen avant de créer un moteur français a été, à mon avis, l'une des erreurs de jeunesse de Qwant. Certains se souviennent peut-être du lunaire Quaero en 2005, énorme fiasco (en termes de "search" en tout cas) qui m'a toujours donné l'impression d'un projet né d'un dîner un peu trop arrosé entre Jacques Chirac et Gerhard Schröder. Bref, un moteur de recherche européen a toujours été pour moi une idée certes intéressante en soi, mais quasi irréalisable dans les faits… Les statistiques actuelles de Qwant le démontrent bien, d'ailleurs.

En revanche, il existe des possibilités, à mon avis, pour un podium national avec certes un leader, mais également deux outsiders qui tiennent la route et des parts de marché oscillant entre 5 et 10%. C'est tout à fait jouable. Difficile, mais jouable. Exalead aurait pu en faire partie, à une certaine époque, mais ses actionnaires en ont (hélas) décidé autrement. Idem pour KE, la technologie "moteur" d'Orange (Voilà, Lemoteur), qui aurait véritablement pu creuser son trou. Mais sans réels budgets, il était difficile de subsister et certains décisionnaires l'ont finalement tué en 2017. Dommage… Ayons également une petite pensée pour Dir.com, qui m'a laissé d'excellents souvenirs tant pour la qualité du moteur que la sympathie de ses concepteurs, hélas pas soutenus par leur maison-mère, Free. Et ajoutons, pour être complet dans l'historique des technologies "made in France", Lokace - mais cet outil, pionnier du domaine (1994) a eu dès le départ quelques soucis avec la pertinence de ses résultats - et d'autres outils plus expérimentaux comme Xaphir et quelques autres.

Bref, à l'heure actuelle, seul Bing représente en France et dans les chiffres une véritable alternative à Google. Mais il y a certainement de la place pour un troisième acteur. Reste à savoir qui, de Qwant, Lilo, Ecosia ou DuckDuckGo, entre autres, remportera la mise. Pour l'instant, nul ne le sait…

La volonté de respecter les données personnelles des utilisateurs

Qwant a clairement indiqué qu'un de ses buts était d'être un moteur "propre", respectueux de ses utilisateurs, en ne les traçant pas et en ne stockant pas les données personnelles de ses visiteurs. Il n'y a absolument aucun doute à avoir sur ces convictions. Elles sont tout à fait respectables et doivent être respectées, dans un monde où on se fait déshabiller (numériquement) à chaque coin de rue (digitale).

La question que l'on doit se poser est en revanche celle-ci : est-ce que cette motivation est suffisante pour l'internaute lambda lorsqu'il choisit son moteur de recherche, pour le faire changer de crémerie et modifier ses habitudes, passant de Google à un autre outil ? À qualité de résultats égale, peut-être que c'est possible pour une petite partie des utilisateurs du Web. Mais j'ai bien peur que cette frange d'internautes soit très faible en nombre. Encore une fois, on peut le regretter, mais le constat semble clair. Et si la qualité du moteur est inférieure à ce qu'on avait l'habitude de voir, le risque d'"absence de switch" est largement plus fort.

Mais clairement, il faut bien avouer que l'immense majorité des internautes français se fiche bien du fait que le moteur de recherche qu'il utilise lui "pique" ses données personnelles, à partir du moment où la réponse fournie est de qualité. D'ailleurs, n'utilisons-nous pas une carte bancaire et un smartphone au quotidien, alors que l'un et l'autre sont des gouffres d'absorption des nos informations les plus intimes ?

Bref, baser une stratégie d'expansion d'un moteur sur le fait qu'il garantit votre vie privé me semble, dans les faits (mais pas dans les convictions), très complexe. On peut le regretter amèrement, ce qui serait parfaitement compréhensible, mais le constat me semble pourtant évident.

La lutte contre l'expansionisme américain

On entend également souvent dire que Qwant représente une chance de lutter contre les GAFAM en gardant une volonté de résister encore et toujours à l'envahisseur, comme le "petit village breton que nous connaissons bien". Pour certains, c'est même une idée fixe (hum). En l'état, c'est effectivement une bonne chose mais, là aussi, est-ce suffisant pour bâtir une stratégie pérenne dans le temps ? Certains se sont d'ailleurs un peu irrité, à raison selon moi, du côté "Calimero" de la communication de Qwant contre le méchant ogre Google. Beaucoup d'énergie qui aurait peut-être dû être réinvestie dans la volonté de créer avant tout un bon moteur de recherche puisque, de façon évidente, tout doit passer par là : bosser et être bon, voire meilleur, avant de se plaindre des autres. Nous y reviendrons.

Dans ce cadre, le récent accord entre Qwant et Microsoft, autre ogre américain, semble avoir fait du mal en termes d'images au moteur français, même si ce partenariat peut se comprendre en termes techniques. Mais l'image a été clairement brouillée à cette occasion au travers d'une communication maladroite. Ah, la communication... J'y reviendrai…

Une nouvelle interface utilisateur

Pourtant, Qwant n'a pas fait, à mon sens, la même erreur que Bing et propose une interface utilisateur différente de celle du moteur leader. On peut aimer ou ne pas aimer la façon dont les résultats de recherche sont affichés, il n'empêche qu'il existe vraiment une "patte Qwant", qu'elle est intéressante et qu'elle doit être soutenue pour se démarquer de la concurrence sans trop changer des habitudes ancrées par des décennies d'utilisation de type "formulaire de recherche et 10 liens bleus de réponse". On ne se rend certainement pas compte de la difficulté qu'il y a à changer les habitudes des utilisateurs en termes de "search". Qwant tente des choses à ce niveau depuis le début et c'est réellement à porter à son crédit.

 

Page de résultats du moteur de recherche Qwant pour la requête [référencement naturel]. Source de l'image : Abondance

Une dispersion de services

Qwant a en revanche, et cela reste mon avis, perdu énormément d'énergie à vouloir créer des tas de services (j'en ai d'ailleurs découvert encore quelques-uns en écrivant cet article), déjà en ligne ou encore à l'état de projet : Qwant Junior, Qwant Music, Qwant Causes, Qwant Maps, Qwant School, Qwant Images, Qwant Mail, Qwant Pay, Qwant Home, Qwant Masq, pour ne citer que les principaux. On n'arrive plus trop à suivre, en fait… Là encore, n'aurait-il pas été plus opportun de se concentrer à faire avant tout un excellent moteur de recherche Web avant de se diversifier ? Après tout, si le moteur de recherche standard de Google a été créé en 1998, Google Images n'est arrivé qu'en 2000 et Google Actualités en 2002. Les premières années ont été entièrement dévouées au moteur web et les forces vives de l'entreprise se sont données corps et âme à ce projet . Les regards n'ont commencé à se tourner vers d'autres fonctionnalités que lorsque le moteur Web a été considéré comme d'assez bonne qualité.

Qwant ne paye-t-il pas sa volonté de se disperser, avec une structure obligatoirement limitée, avant d'avoir assis la qualité de son moteur web et des résultats proposés ? C'est possible…

Des soucis techniques

On a beaucoup parlé, et ce depuis le début, des problèmes techniques de Qwant, de son index plus ou moins issu de Bing, de diverses pannes techniques, etc. Mais, en même temps, Google lui-même connait des pannes parfois lourdes de conséquences et l'année 2019 a été par exemple parsemée de nombreux problèmes d'indexation. Encore une fois, si le moteur est bon, ses utilisateurs lui pardonneront sans problèmes quelques soucis techniques si ces derniers n'arrivent pas trop souvent. Les problèmes de "tuyaux" sont pour moi assez secondaires quand on connait la complexité à créer un moteur de recherche pertinent, rapide et efficace. Ce que veut l'internaute, ce sont avant tout des réponses à ses intentions de recherche. La "plomberie", ce n'est pas son truc…

Le véritable problème : une communication "hors sol" depuis le départ

Tous les points listés ci-dessus ont eu leur poids dans l'histoire de Qwant à différents degrés, c'est certain. On peut avoir son opinion en bien ou en mal à leur sujet, c'est normal et humain.

Ceci dit, pour moi, la véritable épine dans le pied de Qwant a été - et ce depuis le début - sa communication qui est partie la plupart du temps dans tous les sens : annonces non suivies de réalisations (on se souvient des Qwant Webmaster Tools fièrement annoncés en 2014 et qu'on attend encore, mais ce n'est qu'un exemple), discours anti-Google parfois forcené, dérapant même à l'occasion vers une théorie du complot assez délirante, allégations peu claires sur les solutions technologiques dont il disposait, ce qui en a exaspéré plus d'un, opacité des résultats financiers sur lesquels d'énormes doutes subsistent encore, alliances parfois contre-nature, etc. Tout cela a finalement tissé une image de marque parfois détestable que la grande volonté de certains de vouloir encourager un outil typiquement français n'a pas toujours surpassé.

D'ailleurs, si on en croit plusieurs articles récemment parus dans la presse française, il semblerait que la communication interne au sein de l'entreprise ait également connu depuis le départ bon nombre de soubresauts. Coïncidence ?

On pourrait également parler des différents partenariats auprès de l'administration et d'autres grands groupes pour qu'ils installent Qwant comme moteur de recherche par défaut sur leurs ordinateurs : si ces actions étaient en soi intéressantes, voire logiques, on peut également penser que ce n'est pas en obligeant des employés à utiliser un moteur qu'on va forger une image de marque positive et ouverte d'un site web et qu'on va faire de son projet un véritable succès (d'ailleurs, combien parmi ces employés sont-ils retournés sur Google dans la foulée ?). Et en faire un axe stratégique de la communication autour du moteur était pour moi au mieux une maladresse, au pire une erreur.

Bref, depuis les premières années (on se souvient de l'"oubli" au lancement sur le fait que le moteur utilisait la technologie de Bing, information finalement rattrapée en catastrophe peu après devant le tollé que ces révélations avaient suscitées), Qwant traîne comme un boulet une communication très souvent catastrophique et une image peu claire, voire réellement obscure, qui en a été la conséquence directe. Ce sera peut-être le plus gros chantier à court et moyen terme pour le moteur que de repartir sur des bases saines à ce niveau…

Conclusion : et maintenant ?

Le fait est que, aujourd'hui, fin 2019, Qwant n'arrive pas à décoller dans le landerneau des moteurs de recherche en France. Pourtant :

  1. Il y a de la place pour un troisième acteur dans le "search" en France après Google et Bing, mais cela signifie qu'il faut certainement revoir la stratégie européenne de Qwant pour la tourner avant tout vers l'Hexagone. Dans un premier temps, en tout cas.
  2. Qwant a une réelle volonté de faire les choses différemment des autres mais il il doit, à mon avis, beaucoup plus mettre l'accent sur la quête d'une expérience utilisateur nouvelle et innovante, plutôt que sur les garanties autour de la vie privée qui sont certes louables (et indispensables dans l'esprit) mais pas assez différenciatrices dans les faits. Et arrêter les discours anti-Google parfois assez irrationnels, voire contre-productifs.
  3. Toutes les forces vives de l'entreprise - et elles existent - devraient se focaliser sur le fait de créer avant tout un vrai bon moteur de recherche parce que, quoi qu'en pense, tout commence toujours par ça dans le "search". La diversification autour d'autres outils sera toujours intéressante plus tard, et sera un corollaire évident du succès. Mais Qwant se doit d'être avant tout un bon et innovant moteur de recherche qui, "en plus" garantit votre vie privée. Mais il ne faut pas inverser le poids des différents messages diffusés.
  4. Avant tout, Qwant se doit dorénavant de redorer son blason et son image, abimés par une communication malheureuse depuis le départ. Une bonne dose de remise en question sera certainement nécessaire en interne pour rebâtir une politique de com' qui tienne la route et donne l'image d'une entreprise fiable, transparente et innovante.

Il ne s'agit pas ici de critiquer de façon systématique une entreprise qui se bat depuis 6 ans pour exister. On sait que si la critique est facile, l'art est difficile. Et créer un bon moteur de recherche sur le Web en 2019 est réellement un art tout ce qu'il y a de plus complexe…

Mais Qwant ne pourra certainement pas faire l'économie d'une profonde remise en question, en commençant par celle de son fonctionnement interne, qui semble être la cause de bien des maux, et ce depuis le début.

Les nouvelles nominations à la tête de la société permettront-elles cette nécessaire remise en cause et un indispensable regain d'humilité pour redémarrer d'un bon pied et, enfin connaître le succès que mérite certainement ce projet ? Il faut l'espérer, car l'entreprise possède en son sein de nombreuses personnes de qualité qui devraient être dignes de voir leurs efforts récompensés (mais ont-elles pu s'exprimer à leur juste valeur jusqu'à maintenant ?). Espérons donc que les équipes de Qwant tiendront compte à l'avenir des erreurs du passé… C'est en tout cas tout le mal qu'on peut leur souhaiter car sinon, l'hiver pourrait hélas arriver plus tôt que prévu…

Olivier Andrieu, éditeur du site Abondance.